Aun questionnaire à la manière de Proust, Jean de Tinan répondait que le plus beau des arts était l’amour et le chef-d’œuvre absolu, un feu d’artifice. Voilà qui résume sa brève carrière. Le nom de Jean-Paul Goujon est attaché à Tinan, dont il a publié de nombreux inédits, mais aussi à Pierre Louÿs, son plus proche ami. Depuis des décennies, il enquête, rassemble les manuscrits, correspondances, photographies dispersés au fil du temps, des catalogues de vente, des collections. Le résultat est une biographie documentée mais surtout agréablement panoramique, qui immerge le lecteur dans la vie littéraire de la deuxième génération symboliste. Goujon l’accompagne d’un inédit : le Journal de Tinan. Document capital pour saisir un auteur sentimental et ironique, subtil et noctambule, que sa silhouette de dandy, sa cigarette désinvolte et sa cape à la 1830 faisaient ressembler à un «jeune page» fin de siècle.

«Petites revues». Né en 1874, Jean de Tinan a vécu une enfance triste, aristocrate et valétudinaire. Il grandit à l’écart de ses parents, élevé par sa grand-mère et sa tante entre Paris et l’abbaye de Jumièges, propriété de sa famille. Brillant élève, il se prépare à une carrière scientifique. Admis en école d’agronomie, épris de sciences exactes- il tiendra plus tard la rubrique des «sciences biologiques» dans le Mercure de France -, Tinan est davantage attiré par les lettres. Il entre en littérature par les «petites revues» symbolistes, les salons et les cafés littéraires où il se lie avec Pierre Louÿs, André Lebey, André Gide, Paul Valéry. Comme sa génération, il est sous influence, celle du premier Barrès qui, après avoir publié le Quartier latin (1888) et la trilogie du Culte du moi, a été sacré «Prince de la jeunesse». Les mots d’ordre sont alors : exaltation et analyse.

«Je veux vivre intensément parce que je dois mourir jeune», confie Tinan à son Journal : il n’a que 19 ans. Son pressentiment est troublant, il mourra cinq ans plus tard d’une maladie cardiaque. Pourtant Tinan va remplir toute une vie d’écrivain, laissant des dizaines de milliers de pages, ébauchant des projets, entretenant une correspondance considérable tout en se consacrant à la quête de l’amour idéal. Son œuvre est le récit de cette recherche. Ses aventures furent nombreuses : jeunes filles en fleur adeptes du lawn-tennis, «demi-vierges» scandaleuses avec lesquelles il flirte, filles du Quartier latin avec lesquelles il s’est mis à la «colle», et demi-mondaines. Ce monde est en partie planté dans un roman, Maîtresses d’esthètes, signé Willy, mais écrit en réalité par Tinan.

Grâce à Jean-Paul Goujon, le lecteur devient vite familier de ces nombreuses amantes dont les visages semblent se superposer pour dessiner celui de la fiancée improbable. Edith qui l’abandonnera et l’amènera à penser au suicide ; Bessie plus physique qu’intellectuelle, Blanche-Marcelle, fille de brasserie, «au sourire si vache et chaste» et aux mains toujours sales. Il abandonnera cette pathétique grisette à sa vie de bohème pour Phanette, une «horizontale» qui lui offrira des moments de jouissance et de tendresse en même temps que des dettes ; viendra aussi Any, une lectrice mariée, à voilette, séduite «sur échantillon littéraire», and so on. «Comme tu couches avec tout le monde, je ne pourrai jamais trouver une femme qui ne t’ait pas appartenu», lui écrit Pierre Louÿs. Tinan sera surtout l’amant éperdu de la femme que Louÿs aime depuis toujours, Marie, la fille de José-Maria de Heredia, qui a épousé Henri de Régnier. Amour véritable pour l’un comme pour l’autre qui les conduira au désespoir.

Tinan est une figure d’amoureux romantique, un perpétuel «insatisfait», du titre d’un des romans inachevés que publie Goujon. C’est un idéaliste de l’amour qui anatomise ses sensations et ses sentiments tout en évoluant dans un paysage mental à la Maeterlinck sur une musique de Debussy. C’est un stendhalien qui s’attache à récrire De l’amour. Toute son œuvre alterne la quête de l’«amour fou» et le sempiternel constat de «l’impuissance d’aimer». C’est le titre de son premier livre qu’il publie à la Librairie de l’art indépendant (1894) avec un frontispice de Félicien Rops. Mais c’est avec Penses-tu réussir ! (1897) qu’il atteint la notoriété : «Celui qui a écrit ces pages est aussi jeune que celui qui en est le "héros", et ils réclament tous deux le bénéfice de cette jeunesse.» Tinan s’y raconte sous le masque de Raoul de Vallonges, qui sera encore le protagoniste d’Aimienne.

Ether-curaçao. Quelques mois avant de mourir, il projetait une suite au titre ironique : Ne t’attache pas ! Sa fin fut un supplice. Paralysé, la détresse physique s’ajoutait à la douleur psychique provoquée par la rupture avec Marie de Régnier. Pour les oublier, Tinan se shootait au cocktail éther-curaçao.

Jean-Paul Goujon excelle à recontextualiser la vie et l’œuvre de Tinan. Outre les nombreux inédits qu’il publie en annexe au Journal et qui révèlent le revers de ses romans, il met ici l’époque en images et en anecdotes. On suit Tinan partout. Dans le monde revuiste : la Revue blanche des Natanson ; le Mercure de France de Vallette où il rencontre Fargue, Lorrain, Willy et Henri Albert, le traducteur de Nietzsche ; le Centaure créé par Louÿs, Lebey, Albert et Tinan, qui accueillera la Soirée avec M. Teste de Paul Valéry. Tournée des cafés et des brasseries : le d’Harcourt, la Taverne du Panthéon, le café Vachette… Sans oublier les soirées littéraires : le dimanche chez Heredia, le mardi chez Rachilde ou Mallarmé, celui qui a le mieux défini le style de Tinan : une «amusante et poignante désinvolture de sentiment si sincère».

Jean-Didier Wagneur

Jean de Tinan

Journal intime 1894-1895

Edition établie par Jean-Paul Goujon, Bartillat, 520 pp. 28 €.

Jean-Paul Goujon

Jean de Tinan Même éditeur, 514 pp. 28 €.